MANET LE SECRET par Sophie CHAUVEAU aux Editions Télémaque
Je ne sais pas si, tout comme
moi, vous avez aimé le film de Woody Allen « Midnight in Paris ».
Peut-être avez-vous, comme moi encore, rêvé d’être à la place de ce jeune
écrivain américain qui, à la faveur d’une nuit magique, se retrouve propulsé au
début du XXème siècle dans un Paris flamboyant que parcourent de grands
artistes tels Lautrec, Picasso, Cole Porter…Dans ce film, il y avait aussi
Adriana, alias Marion Cotillard. La maîtresse du moment de Picasso, elle, ne
jure que par le Paris de la Belle Epoque : les Impressionnistes, St Saëns,
Debussis, Rodin…Avec elle, on finit par se poser la question : « En
matière d’art, quel est le véritable âge d’or dans notre pays ? ».
Pour Sophie Chauveau, ce serait la période qui va du Second Empire au début de
la Belle Epoque chère à la muse fictive évoquée par le cinéaste américain.
Autrement dit, celle du « règne » de Manet. Le mot est peut-être un
peu fort, mais, comment le dire autrement ? Car c’est ce que l’on ressent
après avoir, au fil des pages, traversé avec lui ces cinquante années de
scandale, de génie et d’amour bien sûr.
Quelle idée de qualifier Manet de
« souverain » quand on sait qu’il a régulièrement été interdit d’exposition
dans les Salons officiels ! Pourtant, mon sentiment c’est que c’est
précisément ce parfum de scandale qui lui tient lieu de couronne durant les
trente années où il peindra. Toutes ses œuvres sentent le soufre : Du Déjeuner sur l’herbe ( primitivement
baptisé Le bain puis La partie carrée) devant lequel des
familles entières viennent défiler au Salon des Refusés afin de se gausser les
uns gênés, les autres hilares, devant cette femme nue au milieu d’hommes vêtus,
à son Balcon dont les membres du jury
du Salon ne retiendront que le vert des volets ( ils rejetteront de la même
façon L’évasion de Rochefort mais
pour les violets cette fois !), en passant par son Olympia où son modèle, la jeune et belle Victorine, figurant une
« cocotte » de la capitale, nous toise, entièrement nue, alanguie
dans son lit, attendant le prochain « Monsieur ». La question est :
Manet était-il un provocateur ? C’est à chacun d’en juger même s’il nous
est impossible de nous mettre dans la peau des bourgeois bienpensants de
l’époque. L’auteur, parce qu’elle est parvenue à penser à la place du peintre,
nous laisse entendre une tout autre hypothèse. Au lecteur d’y souscrire… ou
pas.
S’il est vrai que le mystère
demeure sur les raisons qui ont fait de lui un peintre « maudit », en
revanche, tout le monde est d’accord sur son génie. Il serait considéré, mais à
tort, comme le précurseur de l’Impressionnisme. Et il est important de préciser «
à tort » car même s’il est le premier à cette époque à se dégager des
académismes, il se distingue de ses amis par son souci de ne bien peindre que
le réel et par les couleurs pas encore assez claires de sa palette.
Qu’importe ! Courbet le Réaliste d’abord, puis Degas, Monet, Pissaro et
les autres Impressionnistes le porteront au pinacle faisant de lui leur chef de
file à son corps défendant. Des années durant il refusera d’exposer à leurs
côtés, de peur de manquer les honneurs de l’Académie des Beaux-arts.
Heureusement, les liens qui les unissent sont plus forts. Car d’amitié, de
véritable amitié, il est question dans cet ouvrage. Avec Manet, nous nous
mêlerons avec bonheur au groupe des Batignolles : nous peindrons avec
Delacroix, rirons avec Fantin Latour, nous fâcherons avec Zola, accompagnerons
Baudelaire dans sa longue agonie…Nous croiserons même Verlaine, Rimbaud,
Gambetta et Clémenceau ! Si vous rêvez de partager le quotidien de ces
grands hommes, vous serez exaucés.
Je dis « les hommes »,
mais, à cette époque, quelques artistes féminines ont bien tiré leur épingle du
jeu. . Notamment la belle et insoumise Berthe Morisot qui restera le grand amour
secret de Manet. Secret car Manet est marié et Berthe une jeune femme encore
célibataire à qui les carcans de l’époque
ne permettent pas de circuler librement. C’est donc lors des longues séances de
pose à l’atelier, sous le regard de chaperons qui s’y relaient, que se vivra cette passion muette. De ces
portraits, il se dégage tant de tension, de désir partagé que l’on ne peut
douter des sentiments qui les liaient à cette époque de leur vie. Pour ma part,
ce sont les tableaux que je préfère.
Bien sûr, la belle Impressionniste
reste son plus grand amour ; mais il y a les autres : Suzanne, son
épouse, Victorine,Eva, Nana, Méry , Suzon. Et bien sûr, toutes les autres
petites anonymes « grisettes » ou courtisanes qui passaient à l’atelier
pour poser pour lui. Manet et ses femmes… Il a une analyse très fine au sujet
du rejet des œuvres qui les représentent : il a le sentiment que ces « messieurs »
sont incapables de soutenir le regard de ces femmes-objets dont leur argent
leur permet de jouir. C’est une forme de
maltraitance en somme. Tandis que lui, le peintre, les aime et les rend plus
belles et plus libres. Et c’est tout à son honneur.
Pourtant, il reste une ombre au-dessus
de cette elle âme. C’est Léon, le fils caché. Là aussi, l’auteur nous amènera à
comprendre comment Manet supporta cette culpabilité tout au long de son
existence.
Encore un livre où on apprend
beaucoup ; l’époque, les mœurs de la bourgeoisie, l’explosion de la
peinture moderne…Le livre refermé, on n’a qu’une seule envie : courir à
Orsay ! En attendant, peut-être vous jetterez-vous, comme moi, sur les
biographies des contemporains du peintre, à commencer par celle qui deviendra
au final sa belle-sœur, la talentueuse Berthe ? C’est tout le mal que je
vous souhaite…